L’industrialisation massive du numérique va à contre sens de l’objet désiré
Je participais la semaine dernière à un atelier UX, vous savez cet atelier où on parle à des gens et où on découpe des bouts de papier pour concevoir une interface. J’en suis sorti avec pas mal de questions.
La méthode agile (?)
L’organisation
Avant de commencer l’atelier, il y a eu une petite présentation de la spécialiste en design UX. Une petite présentation de la structure d’une équipe, et une présentation de la démarche de « Design Thinking ».
On commence :
Qui travaille en Agile ?
,Parce que nous on travaille en 100% agile depuis quelques années.
Ensuite:
qui est développeur ?
qui est designer ?
qui est product Owner ?…
Je n’ai pas pris en photo le schéma projeté, mais on a pas mal d’intervenants représentés par des cercles : un UX designer, un UI designer, […], une série de développeurs et au milieu un product Owner. 2 designers mais pas de responsable accessibilité, ni d’intégrateur HTML/CSS.
Alors pas de questions sur le schéma ?
Si moi, je suis responsable accessibilité et intégrateur HTML/CSS, je ne figure pas sur le schéma, pas besoin de ce métier ?
Ah oui, euh, merci de me le dire, je ne connais pas bien ce métier.
Et pourtant j’aurais bien demandé mais pourquoi le product owner est au centre. Le product owner n’a en charge que la gestion du besoin sur le produit, il n’a pas forcément de relation (directe) avec les équipes de développement.
Qu’est ce que fait le product owner dans le cas du schéma projeté ? Parce que l’agilité est basée sur des personnes et des rôles pas des fonctions. À moins que finalement ce soit le nouveau nom donné au chef de projets ? Le chef de projets l’archetype des entreprises qui ne font pas d’agilité.
La méthode
Le cadre
La méthode consiste à pratiquer de « Design Thinking », méthode bien connue qui consiste à réunir différentes personnes qui ont un lien avec un service et à les faire réfléchir sur ce service durant un temps réduit.
Avec le « Design Thinking » tout est normé, en terme de jour, d’atelier, de rendu… La méthode a l’avantage de fournir une projection partagée de la construction d’une service sur au moins 1 année.
Pour cet atelier, nous avons pratiqué le tri par carte.
Le contexte
Le contexte était complètement inventé pour le bien de l’atelier. Nous avons eu la présentation du cas pratique, puis des personas.
Le contexte : un service livraison de pains et viennoiseries à proximité.
Les personas : 3 personnes entre 32 et 35 ans, qui n’aiment pas attendre, veulent privilégier le commerce local… des photos de « beautiful people » avec des tatouages, des coiffures travaillées.
Alors certes, il s’agit d’un atelier construit, mais bizarrement, j’ai retrouvé des choses que j’avais vu ailleurs. La construction du processus de réflexion est mis en forme pour être intelligible mais souffre d’une mise en perspective qui oriente complètement les pensées qui vont émerger pour la suite de la vie du service.
Un monde biaisé
La logique centrée utilisateur reste une pratique très bénéfique pour recentrer les réflexions des équipes.
Mais on oublie souvent qu’elle n’englobe pas seulement des éléments méthodologiques pour pendre les meilleures décisions. En fonction de la manière dont les ateliers sont menées, elle amène avec elle des présupposés très forts.
L’automatisation des biais
Nous sommes en 2020 et nos systèmes nous font défaut. Nous dépendons de plus en plus d’une technologie qui automatise le biais.
Ces systèmes n’ont pas seulement émergé d’eux-mêmes. Ils ont été conçus par des personnes qui ont pris des centaines de décisions, grandes et petites.
Un article fondamental a été co-écrit par Alexis Lloyd, Devin Mancuso, Diana Sonis, et Lis Hubert : Camera Obscura: Beyond the lens of user-centered design.
Que dit « Camera Obscura : au-delà de l’objectif de la conception centrée sur l’utilisateur » :
La conception centrée sur l’utilisateur préconisait une pratique sur la personne, et visait à créer des expériences basées sur une compréhension de ses besoins et de ses objectifs.
Nous avons passé ces 25 dernières années à convaincre nos pairs des vertus de placer les besoins des utilisateurs au centre.
Ce que nous ne voyons pas
Seulement, l’utilisation de cette pratique montre des défauts :
- En se concentrant sur l’utilisateur, on a tendance à masquer les expériences d’autres participants - ceux qui interagissent avec ou sont affectés par le système ;
- En se concentrant sur la facilité d’utilisation, l’approche masque les frictions dans une expérience. Souvent, ces frictions ne disparaissent pas ;
- L’accent mis sur les expériences « réussies » obscurcit les possibilités qui se situent en dehors des mesures de succès prédéterminées, nous empêchant de concevoir pour l’incertitude, l’échec ou l’expérimentation.
Pour être clair sur ce qui fait défaut ici (selon moi): une démarche centrée sur l’utilisateur ne peut se passer de métiers directement liés à l’utilisation d’un service.
Par exemple, les intégrateurs HTML/CSS, les auditeurs accessibilité sont des métiers techniques qui ont l’occasion de naviguer le plus sur les interfaces ; ils sont au plus proche des expériences d’un utilisateur (Ils sont de plus le plus souvent dotés d’une très grande empathie).
Orienter une démarche complètement sur le « Design » (en considérant par exemple l’accessibilité comme un concept optionnel) rend partiellement aveugle sur des considérations fondamentales : accessibilité, lisibilité, cohérence du contenu, éco-conception, édition…
Pour peu que l’objectif soit d’aller le plus rapidement possible, alors la méthode se passe non seulement de compétences mais aussi grille des étapes.
Uniformisation numérique
Le monde rêvé du numérique
Vers quoi tendent les grands organismes IA et réforme de l’État : vers des bureaucraties sans humains ? :
À travers les concepts d’« État plateforme » ou de « start-up d’État », les nouveaux réformateurs comptent sur l’innovation disruptive pour transformer de l’intérieur les bureaucraties publiques, laisser libre cours à la créativité, renouer avec la transparence, déployer des méthodes « agiles » et s’adapter à un environnement en perpétuelle transformation, le tout à moindre coût.
Tout simplement à aller vers une réduction drastique de la présence humaine dans les administrations par l’automatisation des processus.
Cette automatisation ne peut se justifier que si on réduit la présence humaine au préalable. En effet, non seulement, on vient de voir que les biais de la réalisation de services numériques proviennent d’un manque d’expertise humaine ; mais en plus une Intelligence Artificielle ne se révèle performante qu’en se basant sur différents schémas d’apprentissage, dont un qui étudie les pratiques de tous les usagers (si plus aucun usagers dans un organisme alors le modèle d’apprentissage devient figé).
C’est pourquoi figure dans le résumé de l’article cette phrase :
Dans une bureaucratie automatisée, aucune marge de manœuvre n’est plus possible pour l’application des règles inscrites dans les dispositifs, aucun lanceur d’alerte ne pourra plus avertir d’éventuelles dérives : l’automatisation bureaucratique a le potentiel de faire advenir un gouvernement totalement déshumanisé.
Une monoculture
Lors d’un repas, avec des développeurs des chez Microsoft et consorts, est venue sur le tapis la question de la pertinence de la Piscine à l’école 42. La réponse était claire: La piscine est une nécessité pour être préparé au fonctionnement (réel) des entreprises.
.
Vous êtes vous déjà posé la question de savoir qui décidait des technologies utilisées pour les services web, qui dirigeaient les ateliers de « Design Thinking »… ?
Tout simplement des personnes qui ont suivi des cursus dans des écoles du « numériques ».
Pensez-vous qu’il existe une quelconque remise en question de l’éco-système des GAFAM dans ces cursus ? Pensez-vous qu’il existe des cours d’histoire du web ou de la citoyenneté sur le web ? Pensez-vous que ce sont principalement des écoles publiques ou privées ?
Si on part du principe que les méthodologies de conception de services numériques entretiennent des biais dont il faut se méfier, et que ces méthodologies sont appliquées par des personnes provenant d’un même moule où le conglomérat numérique est magnifié ; comment imaginer que le numérique ne devienne pas un berceau d’une monoculture qui efface les particularismes et privilégient des logiques de grands groupes.
Conclusion
Cette réflexion me fait dire que nous essayons toujours d’aller vite. Et pour aller vite, on élimine les problèmes en les mettant sous le tapis ou en faisant semblant de ne pas les voir. On simplifie les postulats de départ.
La pratique de l’accessibilité et de la formation au numérique nous montre que nous perdons des gens. La liste des personas (usagers liés à un site) est beaucoup plus variée que ce qu’on est en capacité de traiter avec cette méthode.
Se pose la question : quelle bureaucratie numérisée nous voulons ?
Voulons nous d’une bureaucratie automatisée qui à la manière d’un Dieu tout puissant pourrait résoudre tous vos problèmes, comme ParcoursSup par exemple ; ou voulons d‘une bureaucratie d’érudits consciente des biais de la réalisation de services numériques.
Sachant que la bureaucratie automatisée passe pas l’application des lois des grandes entreprises du numériques et que la bureaucratie d’érudits sera plus sensible à la valorisation de logiciels libres.
L’administration Française ressemble à une hydre à 2 têtes. D’un côté elle ouvre la porte des données de ses administrés à Microsoft pour le Cloud Souverain ; de l’autre elle lance un grand plan en faveur de la création et promotion des logiciels libres et finance la formation et le déploiement de 4 000 conseillers numériques France Services.
Le logiciel libre et la formation me semblent importants et nécessaires, maintenant reste savoir quelle cohérence cela a avec le passage par des acteurs étrangers pour gérer les données des français, et comment cela va se concrétiser.
Sur les 4 000 conseillers numériques : Éduquer au numérique d’accord. Mais pas n’importe lequel et pas n’importe comment.